Je me mords frénétiquement la lèvre. Je ne sais pas de quoi je dois guérir mais je me fais peur parfois. Je me détache de ma réalité et j'en suis au point où je laisse le quotidien couler sur moi et s'évanouir sans que je ne fasse rien pour y intervenir ou le retenir. Je ne veux plus avoir mal, c'est la seule chose dont je suis sure. Et je m'accroche à des chimères pour tenir, des lambeaux de rêves qui tapissent mes pensées et qui se fondent à mes réflexions permanentes.

Hier. Dans le train qui m'emmène à une centaine de kilomètres de chez moi. Je regarde le paysage qui défile sous mes yeux dans le flou de la nuit qui tombe. Le ciel se meurt dans une incandescence rose et bleu. Je sens la tristesse derrière mes yeux mais je n'ai pas de larmes. Je n'ai plus de larmes. Les souvenirs s'incrustent en flash diffus sur l'horizon et je comprends. Je ne suis que ce que mon histoire a fait de moi et je porte mon mal de vivre en héritage. Je disseque minutieusement les mécanisme qui m'ont menée au point où je suis parvenue. J'ai le coeur en révolte et je sens la tension monter en moi, sous cette carapace impassible. Est-ce le point de non-retour ?

19 heures. Gare de S. Je descend. Thomas, un ami que j'ai connu en DEA m'attends sur le quai. Ce soir, c'est sa pendaison de crémallière. Je tente de chasser mes pensées sombres. Les heures défilent. Sa copine Sylvie est adorable. Ses longs cheveux blonds, l'incarnat de ses joues et sa douceur qui transparait dans chacun de ses gestes et dans chacune de ses paroles. Je les regarde. Ils ont l'air si heureux. Je scrute instinctivement les cadres sur les murs. Les sourires figés dans le temps dégagent tant de bonheur. Des frères, des nièces, une tante... Que sais-je ? Je les regarde comme détachée de mon propre corps.

Et au coeur de la nuit, allongée sur le canapé, je ne dors pas. Je fixe un point perdu dans les ténèbres et les souvenirs continuent de m'envahir sans merci. Je repense à lui et pour la première fois depuis notre coupure définitive, je sens l'acidité des larmes qui pointent. On aurait pu être si heureux, on avait tout ou presque. Si seulement, on ne s'était pas laissé bouffer la tête par l'entourage et par notre environnement. J'ai des picotements dans le coeur et je me demande quand ça a merdé, quand ça a vraiment commencé à merder, quand les choses étaient encore rattrapables et quand elles ont cessés de l'être. Et je creuse. Je cherche pourquoi, je dissèque le passé sans relâche. Mais je ne pleure pas. Par volonté et par dépit aussi. Plus de larmes.

Je me demande aussi si je suis faite pour ce bonheur que je lis dans les yeux de Thomas et Sylvie. Est-ce que j'aurai moi aussi un jour un "homme de ma vie" ? Est-ce que je trouverai la force de vivre avec lui (ce que je n'avais pas su faire avec David malgré notre relation de cinq ans) ? Est ce que je saurai chasser les démons du passé et faire confiance à cette personne ? Est ce que-je parviendrai un jour à croire au bonheur en couple ? Sans vivre avec un épée de Damoclès au dessus de la tête comme me l'avait reproché David ? Est-ce que c'est vraiment ce que je veux ? Est-ce que parvenir à me construire cette vie-là, malgré le reste, me rendra heureuse ?

J'en sais rien, j'en sais rien, j'en sais rien...

Ou suis-je définitivement condamnée à porter ce fardeau ?

Dans le train du retour aujourd'hui, mon regard se perd à nouveau dans le vague. Il y a un décalage entre moi et le monde, je crois. Je suis au ralenti. Je tourne en rond comme une machine à l'essorage. Tout cela est stérile et rien ne sort de ma réflexion en continu...

Est ce que je sais être heureuse ?

Je n'en sais rien. Définitivement.